C’est mon neurosysŁème à møi !


Sur la Terre parallèle d’Ezen, tous les objets artificiels sont devenus intelligents, instruits de leurs tâches par une foultitude de neurosystèmes différents.

Rares sont ceux comme Mattei Sperkan, ermite des cités nomades, ayant développé seuls l’ensemble de leur univers robotique et convaincus de cette nécessité. 

Le fichier interdimensionnel ci-dessous provenait de l’une de ses caméras 360°, installée dans son unique pièce de vie, perchée en haut de sa tour de métal.

–//Udha/

Le flux vidéo n’affichait d’abord que des bandes grésillantes sur fond noir. Tout autour, on discernait le crépitement des câbles électriques, le souffle erratique des ventilateurs et le ronronnement grippé des processeurs. 

Le murmure des neuromates s’agrémentait d’une mélodie de bips aigus, qui étouffait les susurrements de leur propriétaire.

— Ma petite Mikelia, vas-y. Allez, fais plaisir à ton roi. Rends-le fier de toi. 

On l’entendait pianoter sur un clavier tactile.

— Oui, c’est ça ! Ouvre les yeux maintenant, Mikelia !

Les couleurs apparurent subitement. 

Le studio hexagonal se révéla étroit mais anormalement haut. Une longue meurtrière laissait passer les rayons orangés du soleil sur la jungle électronique. Des fourrés de babioles métalliques avaient envahi l’espace, entrecoupés de monticules d’appareils qui s’élevaient jusqu’au plafond. Des lianes cuivrées pendaient librement, dont une partie seulement connectaient des terminaux de l’écosystème informatique.

Mattei Sperkan se tenait penché contre un tas de moniteurs empilés, caressant une branche qui diffusait les images de la caméra de surveillance. Il était vêtu d’une étrange combinaison aux allures de scaphandre, reliée par trois câbles à cette unité périphérique labellisée “Mikelia”.

Son uniforme était parsemé de microcalculateurs et de circuits imprimés. Ses poches étaient remplies d’outils et sa ceinture, bien serrée, soutenait fermement son pistolet à double canons.

Il gratta sa barbe blanche.

— Bon, je reprends. 

Il débrancha ses commutateurs qui se retractèrent automatiquement dans le tissu de son vêtement. Il s’écarta pour s’allonger sur l’unique banquette, qui paraissait aussi confortable que rouillée.

Une tige noire émergea de son col roulé, longea sa carotide, puis se logea sous ses lèvres. Il se racla la gorge.

« Enregistrement 126-B. Note aux pantins fragiles d’Ezen.

Vulnérables. Dépossédés. Piratés. Épiés et dépendants, vous avez cru sauver votre misère en vous entourant de robots et d’algorithmes. Vous pensez leur donner des ordres, qu’ils existent pour vous soutenir dans votre crasse. Mais vous ne savez même pas à qui ils appartiennent et vous n’êtes certainement pas leurs maîtres.

Il faut un neurosystème pour faire tourner le moindre objet intelligent, du plus con des agendas à la plus complexe des infrastructures énergétiques urbaines. Il est loin le temps où seules les tablettes répondaient aux lignes de code. Si votre tronçonneuse est programmable, vous avez intérêt à connaître celui qui a conçu sa matière grise.

Faute de connaissances, vous piochez sur le marché noir de la Nébuleuse tout et n’importe quoi, tant que ça ne coûte rien, et vous priez pour que votre achat ne soit pas vérolé.

Peuples à la dérive, opprimés par les climats, assujettis au bon vouloir de logiciels distants et pillés par les hackeurs, percevez-vous votre détresse ?

Admirez plutôt mon donjon. Mon royaume vertical savamment organisé, bâti processeur par processeur, blindé depuis la racine. Impénétrable.

J’ai tout développé, du plus petit écrou jusqu’au régulateur atmosphérique, en passant par le recycleur intégré. Tous mes composants sont faits maison, synthétisés depuis ma stratine personnelle. 

J’ai inventé mon propre langage à partir de l’écriture neuromatique standard. Je crée et je contrôle tout : mes applications, ma robotique, chacun de mes constituants, jusqu’aux circuits de refroidissement. C’est mon empire et j’en suis l’empereur. Tout le monde y parle ma langue, y suit mes lois. Aucun élément étranger, ni réel, ni virtuel. Et si un intrus entre sans autorisation… BOOM. »

Il ricana puis reprit aussitôt.

« J’ai tout fait, j’ai dit. Mikelia gère mes capteurs, Blockus renforce mes cloisons, Molosso mon armement défensif, et je passe les détails de tous mes serviteurs. Je suis le roi de mon propre neurosystème. Le Sperk NS est à moi, et à personne d’autre ! »

L’alarme retentit. Mattei se précipita vers la structure aux dix radars. Une masse de points rouge s’approchait de sa zone.  

— Ça va péter dans le coin !

Il attrapa un des câbles qui pendait du plafond, connecta un flexible de sa combinaison, et tapota aussitôt sur le clavier fixé à son plexus. 

— Allez Blockus. Montre-moi la baston du jour. On va se marrer.

Il y eut d’abord un crack, puis on entendit des charnières se délier. La meurtrière s’élargit et la lumière s’engouffra, offrant une large vue sur la plaine. 

Sa tour métallique s’élevait au milieu d’un bidonville fait de carcasses déchiquetées d’aérocargos et de cadavres éventrés de wagons. 

Une fourmilière de robots transportait et nettoyait les résidus de la décharge autour de laquelle il s’était organisé. Les drones avaient remplacé les mouettes et les rouleurs mécaniques fouillaient les ordures comme autant de rats. 

Quant aux humains, ils semblaient concentrer leurs tâches sur les maraîchages verticaux et les serres d’élevage d’insectes. L’un d’entre eux hurla avec horreur. Son cri lointain perça jusque dans la pièce protégée de Mattei, suivi rapidement d’une sirène stridente. 

Un convoi de pirates en buggy apparut soudainement dans le champ de la caméra 360°. Escorté par un essaim d’oiseaux en titane, il fonçait droit vers les baraquements de fortune, mitraillant déjà dans tous les sens.

Les villageois coururent instinctivement vers leurs abris, mais leurs automates manquèrent de réactivité. Ils n’arrêtèrent leurs activités que progressivement, à mesure que les ordres de leurs propriétaires arrivaient. 

Les 4×4 ennemis déferlèrent dans les ruelles. Ils fusillèrent les tôles, dégommèrent les retardataires. Équipés de mortiers, ils bombardèrent le ciel de grenades électromagnétiques. Elle retombèrent partout, provoquant des courts-circuits dans les machines autochtones. Leurs aigles artificiels ramassèrent les carcasses inertes pour les entasser dans leurs remorques.

Des véhicules, munis d’énormes antennes, longèrent à ras les agro-structures légumières et les couveuses d’insectes. Quelques instants plus tard, des rouleurs locaux, piratés à distance, sortirent d’eux-mêmes, remplis de victuailles en offrande. 

L’attaque fut éclair. Les assaillants ravagèrent les lieux en peu de temps. Lorsqu’ils atteignirent la tour blindée de Mattei, celui-ci se mit à sautiller, déjà câblé à plusieurs autres de ses ordinateurs. 

— Blockus, Molosso, mes fidèles. Détruisez-moi ces vermines.

Ses doigts s’agitèrent sur son clavier portatif. Des tourelles défensives apparurent dans les différents écrans de Mikelia. Elles criblèrent de balles tous ceux qui s’approchèrent, crevant les pneus et les cœurs, déchirant les rapaces de fer. Les bandits répliquèrent, mais leurs obus se révélant inefficace contre le donjon du vieillard, ils battirent en retraite, préférant terminer le pillage des plus faibles. 

— C’est ça, barrez-vous, fumiers ! lança-t-il, se badinant devant la vitre incassable. C’est mon neurosystème à moi !

Les buggys zigzaguèrent entre les couches de conteneurs, raflant les dernières ressources, puis évacuèrent, leurs caravanes remplies de robots en tout genre, de nourriture, et de stocks de matériaux.

— Et comme d’habitude, ragea Mattei, ces raclures du Crystal ne font rien.

Il pointa un doigt menaçant vers l’horizon. Derrière l’étendue du bidonville, se dressaient d’immenses murs, bien plus hauts que sa propre tour, sur lesquels figuraient le symbole du Crystal. Il entouraient la métropole de Memelseid, membre séculaire de la netoyenneté crystallienne.

Il cracha par terre, jura, puis vérifia l’état de ses installations. 

— Pas d’entrée non autorisée dans mon royaume, commenta-t-il en se caressant l’uniforme.

Il se déconnecta puis s’affala à nouveau sur sa banquette, l’air convaincu. Il réactiva le microphone de sa combinaison.

« Enregistrement 126-C. Note aux vulnérables en quête de protection.

Première règle d’un neurosystème sécurisé : aucune information ne transite par voie aérienne. Tout circule par câble ici et chaque fil est rembourré d’un triple isolant. Impossible de pénétrer à distance.

Deuxième règle : tous les systèmes majeurs, de Mikelia à Blockus, sont indépendants. Et quand je dis indépendant, c’est qu’il n’y a pas le moindre contact physique entre eux. Je suis le seul à pouvoir tous les relier. Quelques truands ont réussi à pirater Blockus une fois, mais Molosso les a enterrés avant même qu’ils ne prennent l’ascenseur. 

Toute partie peut être amputée. Le seul connecteur, c’est moi et ma combinaison. Je suis le commutateur central, la source, la matière grise de mon univers. Et je ne quitte jamais mon octocoeur, moi. Tous mes cryptobrevets sont greffés à ma combi, codée dans mon langage à moi, et le processeur racine est juste derrière l’étui de mon calibre. Impossible de les cracker sans m’approcher, et celui qui s’y essaie… »

Il dégaina son arme, emballé dans son monologue.

« Vous me prenez pour un FOU !? Venez vivre ici, dans ce village nomade du continent kalmarien. Je viens encore d’assister à un saccage et ça, ce ne sont que les voyous du coin. Les véritables braquages se déroulent dans les grands réseaux universels, entre les chaînes de registres et les banques de données standardisées. Vous comprenez !?

Sans vous en apercevoir, vous mourrez numériquement. Plus d’identité, plus de nom, plus de photos, plus d’accès aux appareils intelligents. Plus rien. Votre vie subit un formatage et vous ne pouvez même plus ouvrir la porte de chez vous. Et ce n’est plus chez vous d’ailleurs. Et ouais, quelqu’un a chipé vos signatures digitales, et a modifié vos certificats de patrimoine. Et vous allez faire quoi maintenant, les rechercher à la nage dans le cyberocéan ? 

Clamez votre tort partout, ou pissez dans un violon. C’est égal. Vous n’êtes que les locataires de vos matricules numériques. Ce que le reste de l’humanité va vérifier, ce sont les registres et vos titres. Qui vous dit que la photo à côté de votre numéro d’identité est toujours la vôtre !? »

Quelqu’un sonna, l’interrompant dans sa frénésie. 

— AH ! beugla-t-il. C’est quoi ça encore ? 

Il rangea son flingue, tira un flexible de son vêtement, puis l’inséra dans une des nombreuses prises en dessous de son fauteuil.

— Et merde !

Il la déconnecta pour la rebrancher dans la connectique juste à côté. Mikelia afficha la caméra du rez-de-chaussée. Un vagabond se tenait devant l’interphone. 

— C’est Bjerk, s’annonça-t-il. Je veux faire une séance de Ciné-Crystal.

— Mais t’as pas autre chose à foutre !? s’égosilla le propriétaire des lieux. Tu ne veux pas aller aider tes voisins ? Vous venez de prendre une sacré rouste…

— Non, je veux faire ma séance de Ciné-Crystal ! Et regarde tes comptes, je t’ai déjà payé !

— Putain d’accro, maugréa Mattei en vérifiant ses registres financiers. C’est bon, pose tes affaires. Je dis à Blockus de t’ouvrir.

Le portail blindé coulissa et l’ascenseur s’alluma.

Les écrans de Mikelia suivirent la position de l’invité jusqu’à ce qu’il apparaisse au seuil de la chambre de contrôle, entièrement nu.

— Depuis le temps que je viens, remarqua celui-ci en cachant ses parties intimes, tu pourrais me laisser tranquille.

— Impossible, rétorqua le maître des lieux. Aucun objet inconnu chez moi. Passe dans le scan.

Le miséreux entra en grelottant dans le minuscule espace douche. Un liquide opaque lui coula dessus. Il claqua des dents pendant que des lasers bleus le traversèrent de la tête au pied. Ses entrailles apparurent sur les moniteurs. 

Mattei parut satisfait. Il lui jeta un caleçon et une serviette.

Il tira un casque à réalité augmentée qui pendait du plafond. Sur le côté figurait une étiquette décrivant “Ciné-Crystal”. 

Il attrapa son client par le bras, l’amena derrière la vitre panoramique, face à la cité de Memelseid. Il ajusta sur sa tête le heaume câblé, serra les sangles, et tourna les roulettes optiques.

— Prêt ?

Bjerk acquiesça en se frottant les mains.

— Ok, j’active la métaréalité. Vu l’heure, le festival a déjà dû commen…

— OH ! s’exclama le malpropre, en portant la main devant sa bouche. Dingue ! Je vois tout, et en mieux. Les crystalliens ont sorti les singes ! Ils se baladent entre les gratte-ciels, et bondissent sur le grand arc-en-ciel. Il y a aussi des baleines qui flottent dans les nuages derrière.

Il leva les mains en l’air, excité.

— Et encore, tu n’as pas tout vu, lança fièrement l’hôte. J’ai fait une mise à jour de mon Ciné-Crystal. Maintenant je capture bien plus que leur réalité augmentée.

Il pianota quelques données. Le spectateur sauta en l’air.

— Tu as les sons !? J’entends leur musique. Sacré concerto ! 

— Exact. On a beau être à l’extérieur de leurs murs géants, à des kilomètres, j’arrive à capturer leurs émissions. C’est moi, l’empereur Mattei, qui vous offre la culture crystallienne. Je mets de la couleur dans vos vies sombres et poussiéreuses. Et pour faire tout ça, j’ai compté sur personne d’autre que moi-même. T’entends !?

Bjerk n’entendit pas. Il dansait. 

Le sourire béat, il gigotait maladroitement, comme un enfant découvrant la musique pour la première fois. Sa tête casquée fixait la ville en face. 

Il commentait toutes les splendeurs immatérielles que le show lui envoyait. Les danses géantes, les animaux fantastiques, la musique de Sombrina Queue d’Argent. 

L’hôte l’ignora et reprit son assise sur sa banquette. Son micro se déplia de nouveau sous ses lèvres. 

« Enregistrement 126-D. Note aux écervelés du Crystal.

Netoyens du Crystal, vous vivez docilement derrière les barricades de la plus puissante cyberarmée du monde. Vous ne connaissez que l’intérieur de vos cloisons, tapissées de licornes et de dragons volants. Vous avez ligoté votre intelligence dans une abîme de divertissement. Protégés dans votre cocon de métafantaisie, vous en avez même oublié la réalité. 

Comment je sais ? Je le vois dès que je mets mon Ciné-Crystal. Je perçois la densité de votre imaginaire, vos musiques qui vibrent dans l’espace, vos jeux plus grands que nature, vos fantasmes tridimensionnels. Vous avez superposé une couche de magie factice sur un monde aride et rouillé. Vous avez délaissé la brutalité de nos terres pour vous accrocher à votre métasphère, vos avatars et vos célébrités. 

Vous êtes le nombril du monde, qui contemple son propre nombril. Et je me comprends !

Transcitoyens du Crystal, vous ne vous rendez pas compte de votre privilège. Vous êtes protégés dans vos murs d’Irixe 730, à l’abri de tous les bandits, des pannes et des virus, de la misère et de la faim, et enfin, des tempêtes infernales, des tsunamis, et des espèces invasives. 

Vous ne connaissez même pas notre existence. Nous, peuples nomades du monde ouvert, libre, désordonné, qui se vole, et qui s’entre-tue. 

Vous jouissez d’irréel, coincés dans vos œillères à réalité augmentée, pendant que nous nous battons pour survivre de vos miettes. De l’extérieur vous n’êtes qu’un amas de gardes, de murs et de robots défensifs. Vos aérocargos font des va-et-vient vers vos villes, remplis de toutes les ressources de notre planète. Nous vivons de ce que vous nous laissez, à l’image de ce bidonville, qui se nourrit de vos déchets. »

— Je vois ses fesses ! s’écria Bjerk au sommet de son extase. Je vois ses fesses !

— Ferme-la idiot ! T’as jamais vu un string ?

— Elles sont énormes ! Elles gigotent entre les antennes de leurs buildings. Elle est belle, cette Sombrina. Trop belle. Et sa queue se dresse quand elle fait des vocalises ! Dingue !

— Imbécile ! jura Mattei. Allez, dégage, maintenant !

— Non, allez, encore un peu, répliqua l’autre sans décrocher.

Il se leva, fou de rage. Il lui arracha le casque, posa son double canon contre son crâne puis lui hurla des insanités. 

Bjerk abandonna vite, poussé vers la sortie par des coups de pieds. En partant, il jeta son caleçon imprimé dans une benne labellisée Recyclos.

Le roi parut subitement dépité. Il embrassa sa combinaison puis en respira le tissu. Il allait regagner sa banquette quand l’alarme retentit à nouveau.

Son visage paraissait cette fois bien plus inquiet. 

Mikelia ne parvenait pas à identifier l’objet volant qui fonçait droit vers lui. Il regarda par la fenêtre en se branchant à tous ses systèmes de sécurité.

— C’est quoi ce truc !?

Le drone ressemblait à un scorpion ailé, de la taille d’une large pie. Sa carrosserie minimaliste brillait comme du diamant. 

Mattei déploya sa plus grosse artillerie, Molosso et Blockus combinés, et même Secretus. Ses tourelles mitraillèrent, ses canons torpillèrent, et ses lances-flamme incendièrent.

L’insecte mécanique avança doucement, sans subir le moindre dégât, vacillant à peine sous l’impact des obus. Il déplia une ventouse pour se coller à la vitre. Horrifié, l’empereur local s’acharna sur son clavier. Une armée de fourmis robotiques surgit des murs pour assaillir l’intrus, qui se défendit en éjectant un spray verdâtre. Elles se liquéfièrent avant de l’atteindre.

— Bordel de merde !

L’envahisseur déploya une foreuse et trancha la vitre comme du beurre. Il y inséra une tige étrange. Mattei dégaina son pistolet. Il s’excita sur la gâchette en vociférant comme un dément. Hormis quelques brisures de verre, rien ne changea. 

L’ennemi finit de déplier son microphone à l’intérieur de sa pièce de vie. Une voix détendue en sortit :

— Mattei Sperkan, agent Mosel, service de sécurité du Crystal. Enchanté.

Son faciès pâlit, mais ses yeux gardèrent leur défiance. Il s’apprêta à pianoter quelque chose, mais son interlocuteur l’interrompit : 

— Monsieur, vous ne voyez pas le chasseur pointé en votre direction ?

L’aéronef dont il parlait n’était pas visible depuis l’angle de vue de la caméra 360°, mais on percevait le bruit lointain d’un moteur à hélices.

— Si vous continuez à vous défendre, nous allons devoir nous montrer plus persuasifs…

Il figea ses mains. L’autre poursuivit. 

— Mattei Sperkan, ça fait un moment que l’on vous observe et nous devons vous féliciter. Nous sommes admiratifs de votre blindage numérique. 

Il écarquilla les yeux, tomba le menton.

— Votre architecture par câble rend hermétique toute entrée à distance. Vous êtes totalement déconnecté du réseau universel, mis à part un seul pont qui vous relie aux chaînes de registres. Il est très bien défendu, et votre langage inconnu nous empêche de contourner ses barrières. Puisqu’il n’en existe aucune autre version ailleurs, nous n’avons pas de pistes pour le déchiffrer et vous avez pris soin d’autodétruire tout code coupé de votre écosystème. Lorsque vous publiez sur les forums de la Nébuleuse, ou commandez des matières, vous le faites toujours hors de chez vous. Bravo, sincèrement. Votre Sperk NS fait partie des rares neurosystèmes que nous n’avons jamais su pénétrer.

Le roi était clairement abasourdi. Ses yeux étaient devenus légèrement brillants. Ses joues tremblotaient, retenant l’émotion d’avoir reçu la reconnaissance des plus puissants.

— Mais… continua l’agent, amusé. Si votre cryptage numérique est certain, vous restez un frêle vieillard dans une cage en papier. Vos matériaux, vos outils, vos armes, ne seront jamais à la hauteur des nôtres.

— C’est normal ! s’égosilla-t-il soudainement, passant de la consécration à la furie. Vous pillez toutes nos ressources ! Vous ne nous laissez que la misère et la ferraille ! Enflures !

Il commença à taper sur son clavier, fou de rage, marmonnant des insultes qui venaient du tréfonds de ses entrailles. Puis il y eut un bang. 

Une ogive traversa l’intégralité de la pièce hexagonale. La densité du missile était telle qu’un trou parfait se forma dans les parois, arrachant quelques appareils au passage. Le vieil homme s’arrêta net. 

— Nous n’avons pas activé la charge explosive. Nous ne voulons pas vous tuer.

— Mais vous voulez quoi, alors !?

— Vous recruter. Votre savoir-faire des neurosystèmes nomades, du réseau universel, de la façon dont les pirates opèrent sont des atouts précieux. Vous connaissez les marchés noirs de la Nébuleuse, les repères à matériaux alchémiques, vous savez comment éviter notre contrôle. Nous pourrions apprendre de votre technicité, votre logique. Vous seriez d’une grande valeur pour notre service de sécurité.

Mattei bomba le torse, fier.

— Je suis le roi ici, le maître de mon monde. Et si vous me voulez, alors je dois traiter avec quelqu’un de mon rang. Je ne parlerai qu’à votre roi !

Il y a eut un silence, puis un soupir.

— Monsieur Sperkan, il n’y a pas de roi dans le Crystal.

— Ah bon !? fit-il sarcastiquement. Et qui a conçu le chasseur dans lequel vous êtes ? 

— Hein ? s’étonna l’autre. J’en sais rien, et…

— Qui a développé son programme ? Et ceux de tous les logiciels de vos vies ?  De votre réalité augmentée jusqu’au système automatisé de vos chiottes !? 

— Aucune idée, et je m’en contre-fous ! s’agaça l’opérateur.

— Haha ! Idiot ! Écervelé ! Fonctionnaire de bas étage. Je suis le patron ici, la source, la pieuvre. Et vous voulez que je passe au simple statut d’agent, comme vous ? Un sous-fifre qui ne comprend rien, et qui s’en fout ?

— Mais…

— Pantin ! Poupée ! Jouet de vos maîtres ! Moi, vivre dans un univers contrôlé par d’autres ? Vous êtes fou !

— C’est vous le fou ! s’énerva l’autre. Et notre univers contrôlé, vous bavez devant tous les soirs depuis vos lunettes de pirate. 

Le crystallien se calma, puis renchérit d’un ton provocateur :

— Rejoignez-nous, plutôt. Tout y est automatisé, vous pourrez vous la couler douce !

— Pas question ! Je suis un empereur, j’ai un devoir envers mon peuple.

— Quel peuple ? Vos ordures électriques ? Vous n’êtes que le roi de vous-mêmes et de votre misérable donjon. Ici, vous pourrez contribuer à protéger des centaines de millions de personnes du chaos d’Ezen.

— Tu parles, prisonniers ! Esclaves de vos illusions et de votre métafantaisie. 

— Et vous, n’êtes-vous pas le prisonnier de votre tour ? Obligé sans cesse de mettre à jour, d’optimiser, de réparer, de consolider, à l’affût des assauts, toujours dans vos câbles et vos codes. Vous n’en avez pas marre de vous brancher et vous débrancher ? Vous résistez bien, vous en avez essuyées des attaques. Votre bastion fait de nombreux jaloux. 

— Oui, c’est mon royaume, c’est mon neurosystème à moi ! dit-il en touchant sensuellement sa veste, centre névralgique de sa vie.

— Et ceci est le nôtre !

Le scorpion ventousé à la vitre vibra subitement. Il propagea des bulles d’un liquide transparent, qui contamina progressivement l’ensemble du panorama. Des millions de gouttes s’aggrégèrent comme autant de pixels.

Le verre se transforma en écran, puis diffusa les images de la cité du Crystal aux murs gigantesques. Il révéla l’arc-en-ciel en réalité augmentée, les baleines dans les nuages, la chanteuse en bikini qui bougeait sa queue argentée entre les immeubles. Puis le son arriva, la musique endiablée, les cris, les applaudissements, l’énergie d’un monde ignorant.

Mattei resta figé devant le spectacle. Autour de lui il n’y avait que les bips des appareils électroniques et la respiration de leurs ventilateurs. 

Sa rage s’était envolée, absorbée par le désir.

— Voyez la vie du bon côté, roi Mattei, continua l’autre avec malice. Oui, vous allez perdre votre empire, mais votre empire est décrépi. Il ne vaut pas mieux qu’une cellule de taulard. Réfléchissez différemment, ce que nous vous offrons en fait, c’est un surclassement. Nous vous transférons dans notre prison haut de gamme. Vous serez bien traité.

L’agent continua son éloge, pendant que le festival explosait de féérie. Les yeux du vieillard oscillaient entre le show fantasmagorique, ce drone intrus, ses câbles, Mikelia, Molosso, Blockus. 

L’appareil amarré à sa chambre, programmé par un autre roi inconnu, piloté par un sous-fifre écervelé, lui offrait un monde illusoire dont l’omnipotence s’étendait sur toutes les terres d’Ezen.

Sur son faciès, on pouvait deviner le choix cornélien. S’acharner sur la maintenance de ses algorithmes, ou se laisser bercer par ceux des autres. Résister à la brutalité du peu, ou se noyer dans le confort du trop. 

Il activa une dernière fois son microphone personnel.

« Enregistrement 126-E. Note aux humains universels.

Jadis, vous déléguiez votre foi dans des dieux oppresseurs. Vous les avez rejetés, convaincus d’une liberté dans l’accroissement de vos richesses individuelles, jusqu’à tout perdre. Echoués dans vous-mêmes, vous avez trouvé refuge dans l’intelligence des machines. Vous croyez fermement en leur pouvoir salvateur, car vous vous êtes coupés de votre unique alternative : votre humanité. »

Une larme coula toute seule, puis il déboutonna sa précieuse combinaison. 

Dans le fourmillement des neurosystèmes ézéniens, le Sperk NS venait d’être absorbé par celui du Crystal.