Mi$ter †endre


Le fichier exogène contenait les données audiovisuelles transitant sur l’ordinateur de Charlie Robeny, un jeune adulte de la cité de Sanctuar. Les métadonnées révélèrent sa situation de célibataire ainsi que son pseudonyme : Mister Tendre. Son métier était labellisé sous la catégorie du « Compagnonnage ».

-//Udha/

Une fenêtre de tchat était ouverte sur son écran.
[Fléozérobo] Charlie, t’es sur ta bécane ? T’es chaud d’une game sur Sang-Noir ?
[Mister.Tendre] J’peux pas, je taff dans dix mins.
[Fléozérobo] T’arrêtes pas ces temps-ci !
[Mister.Tendre] Faut bien faire rentrer la thune, gars.
[Fléozérobo] C con. J’aurais bien égorgé quelques orcs gras avec la nvelle épée-flamme que je me suis payée. Tu pars sur quel jeu ?
[Mister.Tendre] Licoferme…
[Fléozérobo] Encore une gonzesse ? Ah bin, emmerde-toi bien alors ! Ping-moi quand t’es disp’.

Le propriétaire de la machine activa la caméra embarquée. Il se pencha, l’air concentré sur le moniteur. Il passa quelques doigts dans ses cheveux bicolores, réajusta une mèche dans son axe, puis se frotta les joues comme pour en enlever la poussière.

­‎Il se leva pour remettre en ordre les coussins sur son lit. Il réaligna les figurines de ses étagères, jeta un caleçon usé hors du champ de vision, puis débarrassa les canettes vides sur son bureau pour y déposer une peluche ours bien brossée. Enfin, il déroula les filtres de son image, améliorant les contrastes de sa chambre, basculant vers une teinte plus chaude, vivifiante, et créant une profondeur de champ qui mettait bien en valeur son doux visage et ses cheveux ébouriffés. Il tira le micro vers lui.

— Qu’a bu l’âne au lac ? l’âne au lac a bu l’eau.

Il répéta ses exercices de bouche. Il modifia parallèlement les paramètres sonores, diminuant grandement le timbre enfantin de sa voix. Il augmenta subtilement les graves,et densifia de quelques dixièmes de degrés l’écho, rendant son expression plus ronde. Il agrandit la fenêtre du tchat puis s’immobilisa, pensif.

Il s’échappa quelques minutes pour revenir avec un vase rempli de billes multicolores. Il gratta le côté bleu de sa chevelure puis ouvrit un de ses contacts.
[Mister.Tendre] Hey toi, ça va ?
[Ninafée] Salut MT ! Au top, contente de faire cette session avec toi.
[Mister.Tendre] La même, avec plaisir ! Tu veux lancer ?
[Ninafée] Oki !

Un bandeau s’afficha au milieu de l’écran : TRANSACTION VALIDÉE – DÉMARRAGE DU STREAM. Juste en dessous, un chronomètre démarra.

La fenêtre du tchat se transforma en appel vidéo. De l’autre côté de la connexion se tenait, droite sa sur chaise, une fille habillée en princesse. Sa robe avait la même couleur pourpre que ses cheveux, lesquels étaient ornés de bijoux. Sa peau lisse était agrémentée de paillettes et d’un maquillage pastel qui lui donnait une apparence fantastique. Elle fut surprise à la vue du bol rempli.

— Waouh, tu aimes les Popacides ?

— Bien sûr. Et puis, je vais passer du temps avec Ninafée, je me dois de faire comme elle. J’ai vu dans tes streams que tu avais toujours un petit pot. Alors voilà, je m’en suis fait un.

Elle sortit du champ un instant pour ramener le sien. Ils croquèrent simultanément un bonbon vert. Le faciès du jeune homme se comprima. Elle ricana.

— Ça pique hein ? s’amusa-t-elle.

— P’tain grave ! Lesquels sont plus doux ?

— Les jaunes. Les pires ce sont les mauves… bon, alors, Mister Tendre, parle-moi un peu de toi, ça fait longtemps que t’es un Comp’ ?

— Quelques années. Avant, je faisais des livestreams comme toi, puis je me suis rendu compte que je préférais jouer juste entre amis. Je n’étais pas à l’aise pour m’afficher en public de toute façon.

— Sérieux ? Ce n’est pas si terrible et tu n’as pas l’air timide !

— En privé, non, j’arrive à avoir une conversation naturelle. Je suis moi-même. Et puis il y a quelqu’un en face. Dans un stream, tu es seul devant ta caméra et t’as un tchat en guise de réponse, ce n’est pas un exercice évident. Je n’arrivais pas à enchaîner trois mots sans bégayer… j’étais sacrément coincé des fesses.

— Et bien, en vrai, la fille hésita, bin tu es au top.

— Merci. T’es mimi, Nina.

Elle rougit. Il vérifia la couleur du popacides avant de le gober.

— Et donc, reprit-il, j’ai préféré opter pour des sessions privées. Ça m’amuse plus. Avec le temps, ça a dépassé le cadre des copains. J’aime passer du temps avec des gens, voilà tout et ça me rapporte des petits crédits. Et toi alors ?

— Moi je fais du cosplay surtout, c’est ça ma vraie passion. De manière générale, j’aime le bodypaint et le maquillage. Je fais des tutos. Ça me fait kiffer de streamer mes réalisations, mais je n’ai pas la prétention de vouloir devenir une célébrité Diamant.

— Comme nous tous ! Allez on est parti ? conclut-il en jetant un coup d’œil discret à la montre.

Il cliqua sur l’icône LICOFERME. Une interface de sélection de personnages apparut.

— Mais non !? s’écria la fille. T’as un Dromadanse ? Rang 12 !?

Il roucoula.

— Bin… à force… j’ai pris du niveau.

— Trop bien ! j’imagine que ce n’est pas ton genre de jeu ?

— Je crois que j’y ai pris goût, en fait.

Elle pouffa, visiblement emballée.

— C’est ton côté tendre, c’est ça ?

— Exact, d’où mon pseudo !

— Alors ça veut dire que tu fais bien la cuisine, les massages et les mots doux ?

— Tout à fait ma chère, mais ça, c’est exclusif.

— Exclusif à qui ?

— Ces temps-ci, personne.

— Tant mieux.

Il logua son chameau ailé multicolore pour atterrir dans une vaste plaine remplie de tulipes bleues. Deux belles lunes grises se dressaient dans le ciel azur.

— C’est ta ferme, continua-t-il, il faut que tu me guides. T’es sur quoi, là ?

Dans la même étendue, surgit une licorne parfaitement noire, au poil brillant et à la crinière de cristal. Au-dessus, le pseudo Ninafée flottait.

— Suis-moi.

Ils galopèrent à travers le magnifique champ fleuri, longèrent une rivière rose pour déboucher sur une cascade vertigineuse. En contrebas, un gigantesque château de diamant trônait. Autour, des dizaines d’animaux magiques gambadaient, entourés de papillons translucides, de fées et de gnomes à bonnet rouge.

— Wouah, trop classe ta ferme ! Enfin, si on peut appeler ça une ferme…

— Et oui, mon p’tit Mister Tendre, je ne suis pas rang 30 pour rien. Tu as encore beaucoup de choses à savoir, petiot.

— Apprends-moi ! apprends-moi ! je suis ouvert à tout, fit-il en gloussant.

— Il y a des choses qu’il ne vaut mieux pas que je t’apprenne !

— Ouh, j’ai la frousse !

Après avoir visité la prairie, brossé des griffons, pris le thé dans le salon des fleurs, contemplé le couloir des peintures et changé leurs sabots, ils se dirigèrent tout en haut du donjon.

— Bon, voilà mon problème, dit sérieusement la fille.

Sur les murs de la petite pièce, un ensemble d’indicateurs viraient au rouge.

— Oula !

— Ouais t’as vu… je vais te montrer en live.

Elle les téléporta dans une longue étable où des dizaines de chevaux ordinaires étaient étendus par terre, malades. Leur poil tombait et des gerçures tachaient leur peau. L’ambiance était manifestement morose.

— Je vois le pépin, constata-t-il, le visage inquiet.

— Oui. J’ai trop cracké sur l’expansion dernièrement. J’ai dépensé tous mes champimagiques et j’ai zappé de produire des potagers filtranoïdes. Je n’ai plus de ressources pour soutenir tout mon monde. Plein d’animaux ont perdu leurs pouvoirs féériques et certains sont au plus mal.

— Et les essences de sirènes ?

— Ça fait trois semaines que j’en farme sur le monde d’Exelsia… je n’en peux plus. Et ça maintient à peine mon ratio. Je n’ai pas le choix, il me faut des centrifugeurs pour faire mes champis.

— Bon, si t’as assez de fioles d’humidité ça devrait aller.

— Oups…

— Donc tu as besoin de ma main d’œuvre.

— Et de ton stock de bois, j’ai vu que tu en avais masse…

— Olala, il y a du taff !!

Sa voix se voulait drôle, mais on ressentit une pointe d’amertume. Il zieuta à nouveau le chrono.

— Et oui, monsieur le tendre, je ne t’ai pas choisi que pour ta belle gueule.

Il ricana, difficilement, puis avala une bille, dont l’acidité inattendue le fit grimacer. La fille se moqua.

— Tu vois, les mauves, elles sont dures !

Il coupa le chronomètre cinq heures plus tard, les yeux rouges et l’air noir. Il ferma les fenêtres de son écran puis laissa tomber sa tête sur le clavier.

Cinq minutes s’écoulèrent. Puis dix.

Le bip du tchat le tira hors de son accablement.
[Fléozérobo] Alors, finito ?
[Mister.Tendre] Oui.
[Fléozérobo] Cool ?
[Mister.Tendre] Bah comme d’hab. Des licornes, des champis, des questions sur moi et ma tendresse. Un petit peu de drague. Toujours la même chose.
[Fléozérobo] Avec ton pseudo aussi, tu crois que tu vas tomber sur un gars qui veut trancher du dragon ?
[Mister.Tendre] Pas faux…
[Fléozérobo] Allez, petite partie pour te détendre ?
[Mister.Tendre] Demain plutôt, cette session était reloue. Je n’y vois plus rien. Il faut que je sorte.

Il prit les lunettes connectées posées sur son bureau puis s’éclipsa. Il revint devant le moniteur un quart d’heure plus tard, lavé, changé et mieux peigné. Il s’observa dans l’écran, déboutonna un peu sa chemise, puis s’installa sur sa chaise.
Il démarra un nouveau tchat vidéo. Une femme d’une quarantaine d’années apparut, habillée en robe de soirée, coiffée en chignon et au maquillage léger. Sous la fenêtre était écrit son pseudonyme : HÉLÈNE AVENTURE.

— Hey p’tit Charlie, dit la femme visibilement plus mature que la précédente, j’ai reçu ta demande et je suis dispo.

— Top, merci pour ta réactivité, répondit-il d’une voix naturellement fébrile.

— Dis coucou à ton pote ! fit-elle en levant une peluche ours.

Il l’imita, avant de baisser momentanément les yeux vers son décolleté.

— Tu penses toujours à la peluche !

— Oui, mon tendre. Je commence à te connaître. On dit quoi, 19h30 au Burgerino ?

— Euh, oui OK. Je lance la transaction ?

— Pas cette fois. C’est ta dixième, elle est offerte. Tu as bien fait de prendre ma carte de fidélité ! Tu voudras faire une balade après ?

— Je ne sais pas, on verra. En tout cas je te paye une bière, en échange de la promo.

— Je ne dis pas non ! lança-t-elle en pouffant.

Un compteur de temps s’afficha à nouveau, c’était à son tour de payer.